XIII
TROIS MINUTES POUR VIVRE

Bolitho attendait au milieu de cette jolie place de Londres, ne sachant trop que faire. Il regarda la maison. Il s’était forcé à venir à pied depuis sa résidence provisoire, pour plusieurs raisons : il voulait faire fonctionner sa jambe, mais également se donner le temps de réfléchir à ce qu’il allait dire.

Il avait demandé à Browne s’il avait aperçu Belinda Laidlaw lorsqu’il était allé déposer sa lettre, mais Browne avait répondu par la négative :

— Non, juste un domestique, amiral. C’était lugubre là-bas, on se serait cru dans une tombe.

A présent, Bolitho comprenait ce qu’avait voulu dire Browne. La maison était collée à une autre demeure identique, haute, élégante et de belles proportions. Là s’arrêtait la comparaison. Celle où il allait était froide, inhospitalière, il avait l’impression qu’elle le regardait, comme si toute la place suspendait son souffle en se demandant ce qu’il venait faire dans ces lieux.

Après avoir ainsi marché dans les rues bruyantes et au milieu de l’agitation des nombreuses boutiques et des marchands de vin, il se sentait moins sûr de lui.

C’était ridicule. Il monta les marches et s’apprêtait à tirer le cordon de la cloche lorsque la porte s’ouvrit comme par magie.

Un valet de pied, l’air sinistre, l’examinait avec curiosité.

— Monsieur ?

Bolitho n’était pas d’humeur à discuter. Il défit son manteau, ôta sa coiffure et tendit le tout au valet.

— Richard Bolitho. Mrs. Laidlaw m’attend.

Tandis qu’il se regardait dans une grande glace encadrée de bois, Bolitho vit l’homme reculer dans le hall. Il examinait alternativement le chapeau, le manteau et le nouvel arrivant avec une espèce de dégoût. Bolitho devina que les visiteurs ne devaient pas se bousculer, surtout pas les jeunes amiraux sans éducation.

Il remit sa veste en place puis se retourna pour se faire une idée des lieux. Tout avait l’air vieillot, lourd, il se disait que ces objets avaient appartenu à des gens morts depuis longtemps.

Le valet réapparut, les mains vides. Bolitho essaya de rester impassible et de cacher son soulagement : il s’était préparé à ce qu’elle refusât de le voir, ne fût-ce que pour lui éviter de le gêner.

L’homme annonça d’une voix lugubre :

— Par ici, amiral.

Ils atteignirent une paire de portes joliment marquetées, de l’autre côté de la maison. Le valet les ouvrit avec grand soin puis les referma sans bruit et Bolitho se retrouva dans la pièce.

C’était un grand salon, rempli lui aussi de meubles massifs et orné de tableaux imposants, qui représentaient pour la plupart, selon toute apparence, de vénérables magistrats.

La femme du juge se tenait dans un fauteuil doré sur le côté de la cheminée. Impossible de l’imaginer autrement, se dit Bolitho, amusé. Massive, elle était aussi rembourrée que ses fauteuils et on lisait dans les rides profondes de cette figure pâle une réprobation manifeste.

Près d’elle, un livre ouvert sur les genoux, se tenait Mrs. Belinda Laidlaw. Elle portait une grande robe bleu gorge-de-pigeon qui ressemblait à un uniforme, ce à quoi Bolitho ne s’attendait guère. Elle le regardait fixement, comme si, en manifestant quelque signe de plaisir ou une soudaine animation, elle eût risqué de troubler la tranquillité de la pièce.

— Je suis de passage à Londres, madame,… commença Bolitho.

Il s’était tourné vers l’épouse du juge, mais il était manifeste qu’il s’adressait à la jeune femme.

— J’ai demandé ce rendez-vous car, dans mon métier, on ne sait jamais dans combien de temps on reverra la terre ferme.

Il avait l’air solennel, lourd, tout comme ce salon. Peut-être ces lieux déteignent-ils sur les visiteurs, songea-t-il.

La vieille dame leva son bras posé sur sa jupe et indiqua à Bolitho un siège inconfortable disposé en face du sien. Elle tendait une fine canne de bois noir, très semblable à celle du major Clinton.

Bolitho se trouvait face aux fenêtres, devant un paysage vide de maisons ou d’arbres, si bien que la lumière assez crue transformait la jeune femme en une silhouette qui n’avait plus ni visage ni expression.

L’épouse du juge fit soudain :

— Nous allons prendre le thé, euh… – elle jeta un coup d’œil aux épaulettes de Bolitho – … commandant ?

— Amiral, madame, corrigea la jeune femme.

Bolitho saisit immédiatement sa tension au ton de sa voix et devina que l’on avait raconté bien des choses à son sujet à la femme du juge, et sans doute au-delà.

— J’ai peur que toutes ces subtilités ne dépassent mon entendement – elle hocha lentement la tête : Je comprends que vous avez fait un séjour dans la propriété de Lord Swinburne, dans le Hampshire, n’est-ce pas ?

La remarque ressemblait fort à une accusation.

— Oui, répondit Bolitho, cela m’a rendu grand service. Il est probable que je vais devoir rallier directement l’escadre, continua-t-il – puis, se tournant vers la silhouette : Je vois que vous êtes installée, comme nous disons, nous autres marins ?

— J’ai ce qui me convient, merci.

Et la conversation continua à ce train-là. Bolitho posait une question, qui était immédiatement esquivée. S’il faisait mention de quelque endroit qu’il avait visité, d’animaux, de navires ou d’indigènes qu’il avait pu observer dans de lointaines contrées, on lui fermait poliment la bouche d’un hochement de tête ou d’un petit sourire.

— Le juge est appelé si souvent pour aller administrer la justice que nous n’avons guère le temps de voyager.

Bolitho déplaça légèrement sa jambe. Elle parlait sans arrêt du juge, sans jamais dire « mon mari » ni jamais utiliser son prénom. Sa remarque à propos des voyages faisait de la vie de marin racontée par Bolitho un aimable passe-temps.

Elle ajouta de la même voix sèche :

— La guerre conduit au mépris de la loi et le juge a du mal à remplir son devoir. Mais c’est un homme dévoué à la tâche et la satisfaction du devoir accompli est sa récompense.

Bolitho plaignait les pauvres malheureux traduits devant ce juge-là. S’il ressemblait tant soit peu au portrait que faisait de lui sa femme, il ne fallait attendre de sa part ni indulgence ni pitié.

Une cloche sonna, son écho résonna lugubrement dans les couloirs.

La vieille dame repoussa un tison dans le feu du bout de sa canne et dit froidement :

— Encore des visiteurs, madame Laidlaw ? Nous avons décidément beaucoup de succès.

Le valet apparut sans bruit à la porte et annonça :

— Je vous demande pardon de vous déranger, madame… – on voyait qu’il avait l’habitude de se faire rabrouer – … mais il y a un autre monsieur de la marine en bas – et, se tournant vers Bolitho : Il demande à vous voir, monsieur.

Bolitho se leva, bien conscient que la jeune femme ne perdait pas un seul de ses efforts pour paraître détendu et pour oublier ses souffrances.

— Je suis désolé. C’est sans doute urgent.

Comme il quittait la pièce, il entendit la vieille dame qui disait :

— Je pense que nous ne prendrons pas le thé, Simkins.

Browne attendait dans l’entrée ; son manteau était tout mouillé.

— Que se passe-t-il ? lui demanda Bolitho. Les Français ont pris la mer ?

Browne jeta un bref regard autour de lui.

— C’est au sujet de votre neveu, amiral – et, se penchant un peu, comme s’il voulait le rassurer : Il est sain et sauf, mais il ne s’en est pas fallu de beaucoup. Le commandant Herrick a envoyé un courrier pour vous faire prévenir sans délai.

Browne lui expliqua rapidement, par petites phrases hachées, ce qui s’était passé entre Pascœ et le lieutenant de vaisseau Roche.

— Lorsque j’ai lu le message du commandant Herrick, continuat-il, j’en suis resté atterré, amiral. Roche est une brute, un duelliste professionnel. Pascœ l’a rencontré au cours d’une mission privée à terre. Roche lui a fait une remarque, Pascœ l’a frappé – il haussa les épaules, l’air impuissant. Le commandant Herrick ne fournit pas de détails, mais m’ordonne de vous dire qu’il a réglé le problème – il se força à sourire. L’Implacable avait une place de lieutenant de vaisseau vacante, elle ne l’est plus.

Bolitho cherchait des yeux le valet de pied.

— Vous ne comprenez pas, l’affaire n’est pas réglée et elle ne le sera pas tant que… – il se raidit en voyant la jeune femme qui sortait de l’ombre et s’approchait de lui. Je suis désolé, je dois partir.

— Mais il est en sûreté, insista Browne.

— En sûreté ? Avez-vous déjà oublié tout ce que vous avez découvert sur ma famille ? Rien ne sera jamais réglé tant que la vérité n’aura pas éclaté.

Il continua plus calmement :

— Je vous prie de m’excuser pour tout ce dérangement. J’espérais que nous pourrions nous parler, j’avais même espéré…

Il la regardait intensément, comme pour mieux fixer ses traits : ces yeux bruns, cette bouche à la forme parfaite, ces lèvres légèrement écartées sous l’effet de l’inquiétude.

— Je suis désolée, moi aussi. Après tout ce que vous avez fait pour moi, on vous accueille comme un fournisseur ! J’en ai honte.

Bolitho s’avança impulsivement et lui prit les mains.

— Nous n’avons jamais assez de temps !

Sans retirer ses mains, elle continua à voix basse :

— Assez de temps pour quoi ? C’est cela que vous vouliez me dire ? Que je ressemble tant à votre défunte épouse et que vous aimeriez que je prenne sa place ? – elle hocha lentement la tête. Vous savez que cela ne marcherait pas. Vous devez me désirer pour ce que je suis, non comme une femme qui vous rappelle quelqu’un d’autre.

— Je vais vous attendre dehors, amiral, fit timidement Browne.

Bolitho se tourna vers lui :

— Il me faut un cheval rapide et des relais sur la route de Portsmouth. Dites à Allday de suivre avec la voiture et nos coffres.

Browne le regardait, incrédule :

— Des chevaux, amiral ?

— Je sais monter à cheval, Browne !

Mais Browne ne voulait pas en démordre :

— Avec tout le respect que je vous dois, amiral, votre blessure est à peine refermée et vous risquez de devoir vous rendre à une réunion à l’Amirauté.

— Que l’Amirauté aille au diable, Browne, et toutes leurs histoires de politique avec ! – il esquissa un pâle sourire qui s’évanouit aussitôt. Et je vous prie même de trouver deux chevaux, je vous montrerai si ma blessure m’empêche de vous battre d’ici à Portsmouth !

Browne opta pour la retraite et en laissa la porte grande ouverte.

— Excusez mon langage, je me suis oublié – il la regardait intensément. Je ne vais pas vous mentir, j’ai été bouleversé par cette ressemblance. Cela fait trop longtemps que j’espère, ou peut-être trop longtemps que je n’espère plus. Mais j’avais besoin de vous laisser le temps de m’aimer. Je ne supportais pas la pensée de vous savoir ici. Maintenant que j’ai vu les lieux de mes yeux, je suis encore plus convaincu que ce n’est pas un endroit pour vous, même s’il ne s’agit que d’une solution temporaire.

— Il faut que je tienne debout toute seule – elle dégagea une mèche. Rupert Seton voulait me donner de l’argent. D’autres hommes m’ont fait plusieurs offres. Au fur et à mesure que ma situation empirait, les offres sont devenues de moins en moins délicates.

Il lui prit la main, la pressa contre ses lèvres.

— Je vous en prie, souvenez-vous de moi. Pour moi, je ne vous oublierai jamais.

Elle recula en voyant le valet arriver avec le manteau et la coiffure de Bolitho.

— Votre aide de camp est inquiet à l’idée que vous chevauchiez d’ici à Portsmouth. Est-ce bien indispensable ?

— Il s’agit de quelque chose qui me hante depuis des années. Et le temps presse.

Il la contemplait, l’air grave.

— Je vous souhaite toute la chance possible. Et tout le bonheur du monde.

Il ne se souvenait même pas comment il avait quitté la maison mais, lorsqu’il se retourna, la porte s’était refermée. Il avait l’impression de sortir d’un rêve, d’en être encore à préparer ce qu’il allait lui dire.

Lorsque Bolitho atteignit la maison de Cavendish Square, il aperçut deux robustes montures qui attendaient dehors. Browne avait décidément de nombreux amis et beaucoup d’entregent.

La confusion la plus totale régnait dans le hall. Browne essayait de calmer Allday, la cuisinière pleurnichait un peu plus loin. Alors qu’elle savait à peine de quoi il retournait.

Allday se tourna vers Bolitho, la voix implorante :

— Vous ne pouvez pas partir ainsi sans moi ! Ce n’est pas juste ! Vous savez bien que je ne sais pas monter à cheval, amiral – il baissait les yeux. Ce n’est pas juste, Mr. Browne est gentil, pour sûr, amiral, mais i’vous connaît point !

Bolitho était bouleversé par le désespoir qu’il manifestait.

— Je dois y aller à cheval, ce sera beaucoup plus rapide. Vous me suivrez avec la voiture.

Mais Allday ne voulait rien entendre. Il se tourna vers Browne, l’implora à son tour :

— Mais empêchez-le, monsieur ! Je le connais de longtemps ! Il va aller se battre contre ce salopard – il regardait Bolitho, désespéré –, et au pistolet !

— Vous n’auriez pas dû le lui dire, le coupa Bolitho.

— Cela me paraissait normal, amiral, répondit calmement Browne.

Allday vint se placer entre eux deux.

— Vous êtes fameusement bon au sabre, amiral. Un des meilleurs que j’ai jamais vus, ça, c’est sûr – et, agrippant Bolitho par la manche : Mais avec un pistolet, vous valez rien, amiral ! Vous seriez pas capable de toucher un homme à trente pas, et vous le savez très bien !

— Si nous voulons pouvoir changer de monture à Guilford, amiral, l’interrompit Browne en regardant sa montre, il nous faut partir sans tarder.

— Attendez-moi, répondit Bolitho en lui faisant un signe de tête.

Il ne pouvait pas partir en laissant Allday dans cet état. Ils avaient passé tant de temps ensemble, trop de temps peut-être. Ils étaient comme un maître et son chien fidèle, chacun veillant sur l’autre, chacun craignant de laisser l’autre derrière.

— Écoutez-moi, mon ami. Si je pouvais faire autrement, je le ferais. Mais on se sert d’Adam pour me détruire. Si ce n’est pas maintenant, en Angleterre, ce sera ailleurs et à un autre moment. On est d’accord là-dessus, non ?

— C’est pas juste, amiral. Il faut que j’y aille avec vous !

— Vous êtes avec moi, répondit Bolitho en lui prenant le bras. Et vous le serez toujours.

Il sortit. Le crachin tombait de plus en plus fort, il enfourcha la selle. Browne l’observait, inquiet :

— Tout est réglé, amiral ?

— Oui. C’est à quelle distance ?

Browne essayait de lui cacher son inquiétude.

— Soixante milles et quelques, amiral.

— Alors, allons-y.

Bolitho fit signe au palefrenier de lâcher la selle. Il pensait à ce que venait de lui dire Allday. Vous valez rien au pistolet. Mais, dans ce cas, quelles auraient été les chances d’Adam contre un tueur professionnel ?

Cette pensée parut lui donner un regain d’énergie et il cria à Browne :

— Au moins, quand on se bat contre un autre bâtiment, on sait d’où vont venir les coups. On dirait que les choses sont moins simples chez des êtres civilisés !

 

Le canot de rade taillait difficilement sa route au milieu des courants du port de Portsmouth et Bolitho devait serrer les dents pour les empêcher de claquer de froid. La route depuis Londres avait été un cauchemar interminable. De petites auberges, une brève halte pour avaler à la hâte une boisson chaude, tandis que des palefreniers aux yeux vides emmenaient les chevaux et sellaient des montures fraîches pour l’étape suivante.

Ils suivaient la route sinueuse des diligences, bordée de buissons massés dans l’ombre comme des voleurs. Le vent glacé et la pluie qui vous flagellait vous gardaient l’esprit en éveil.

L’aube se levait, une lueur grise et irréelle enveloppait Portsmouth comme dans un rêve.

Le patron poussa la barre et leva les yeux vers un feu de mouillage isolé en tête de mât. Bolitho reconnut le vaisseau amiral.

Browne, qui n’avait quasiment pas dit un mot pendant cette longue chevauchée, était écroulé près de lui. Était-il trop épuisé pour parler, ou ruminait-il quelque plan à sa façon ?

— Montrez le fanal ! ordonna l’officier de garde.

C’était un lieutenant de vaisseau qu’une terrible cicatrice défigurait, souvenir d’une bataille navale.

Le brigadier ôta le volet de sa lanterne et la leva au-dessus de sa tête.

Bolitho imaginait très bien les veilleurs ensommeillés du Benbow, les fusiliers de faction à l’avant et à l’arrière, le branle-bas qu’allait déclencher son arrivée.

L’antique appel retentit au-dessus de l’eau noire :

— Ohé, du canot ?

Le patron mit ses mains en porte-voix, assez satisfait sans doute de la panique qu’il était en train de semer là-haut.

— Amiral ! Le Benbow ! Plaise au ciel que le commandant Herrick soit à bord ! fit Bolitho.

La muraille du Benbow les dominait de toute sa masse. Plus haut encore, comme gravés à la pointe sèche sur le noir du ciel, les mâts et les vergues composaient leur propre dessin.

— Rentrez !

Le canot mourut sur son erre dans les quelques yards qui le séparaient encore des cadènes. Bolitho se mit debout et manqua crier de douleur en dépliant la jambe.

— Attendez, monsieur, fit précipitamment Browne, je vais vous aider !

Bolitho leva les yeux vers la coupée, la souffrance lui brouillait la vue. Mais quoi de surprenant à cela ? Une chevauchée comme celle qu’il venait d’accomplir suffisait amplement à rouvrir n’importe quelle blessure. Son impatience, l’impérieuse nécessité de revenir en ces lieux l’avaient conduit à mentir à Browne. Il n’avait pas monté souvent ces dernières années, en tout cas pas de façon aussi éprouvante.

— Non, fit-il enfin, je vais y arriver. Il faut que j’y arrive.

Le lieutenant de vaisseau leva son chapeau, les nageurs assis sur leur banc, exténués, regardèrent Bolitho entamer lentement l’ascension de la muraille.

Herrick arrivait, tout ébouriffé, très inquiet. Il se précipita pour l’accueillir.

— Plus tard, Thomas, lui dit Bolitho d’une voix rauque. Venez avec moi, allons à l’arrière.

Des hommes, l’air égaré, sortaient de l’ombre, y rentraient. L’enseigne de vaisseau par intérim Aggett, qui assurait ce quart si détesté de l’aube, était là. Peut-être regrettait-il sa promotion inattendue après la mort du sixième lieutenant ?

Et tous les autres. Mais Bolitho ne pensait qu’à une chose, gagner sa chambre et réfléchir au calme.

Le fusilier de faction se mit au garde-à-vous. Son uniforme flamboyait à la lumière de la lanterne.

Bolitho entra en clopinant.

— Bonjour, Williams.

Il ne vit pas le plaisir qu’il causait à cet homme en lui montrant qu’il se souvenait de son nom.

Ozzard était dans la chambre, il marmonnait en s’agitant de tous côtés. Il alluma les lanternes et le cuir vert, le plafond entre les lourds ballots, tout reprit subitement vie.

Herrick regarda Bolitho s’effondrer dans un fauteuil et l’entendit qui ordonnait à Ozzard de lui ôter ses bottes.

— Doucement, l’ami, fit Browne d’une voix inquiète.

Herrick aperçut alors une grande tache de sang sur la cuisse de Bolitho.

— Seigneur tout-puissant !

Bolitho se raidissait contre la souffrance.

— Racontez-moi tout, Thomas. Ce duel.

— J’ai dit à Browne tout ce que je savais, amiral. Je n’étais pas certain que vous puissiez arriver à temps. Mais l’Implacable appareille avec le jusant du matin et Pascœ sera hors de danger.

Il grimaça en entendant Bolitho pousser un cri.

— Je fais appeler le chirurgien.

— Plus tard, ordonna Bolitho – et se tournant vers Ozzard : A boire, je vous prie, n’importe quoi, mais vite !

Et il ajouta à l’intention de Herrick :

— Comment Adam a-t-il pris la chose ?

— Mal, amiral. Il m’a parlé d’honneur, de la confiance que vous mettiez en lui, des ennuis qu’il vous causait à cause de son défunt père.

Herrick fronça le sourcil, il revivait cette scène pénible.

— A la fin, j’ai dû faire acte d’autorité. C’est là que cela a été le pire.

Bolitho hocha la tête.

— Quand je pense qu’Adam rêvait d’embarquer à bord d’une frégate !… Lui gâcher ainsi son plaisir est fâcheux, mais vous avez eu raison, Thomas. Le commandant Rowley Peel est jeune et ambitieux, il a prouvé sa valeur au combat. Mieux encore, je ne le connais pas, il n’a donc pas besoin de s’attirer mes faveurs. Ce cher Inch dirait blanc si c’était noir juste pour me faire plaisir. Dans ce domaine, il est bien comme vous.

Il prit le gobelet que lui tendait Ozzard et avala une grande rasade. C’était un vin du Rhin glacé, qu’Ozzard avait mis à l’abri dans les fonds.

Bolitho se carra dans son fauteuil et ordonna :

— Un autre ! Et allez en chercher également pour le commandant Herrick ainsi que pour mon aide de camp – il les examina tour à tour. Je vous dois à tous les deux bien plus que je ne saurais dire.

Browne laissa échapper :

— Avez-vous l’intention de rencontrer Roche, amiral ?

Herrick manqua en renverser son verre :

— Quoi ?

— A quelle heure est le rendez-vous ? demanda Bolitho ;

— Ce matin à huit heures. Du côté de Gosport. Mais ce n’est plus nécessaire, à présent. Je peux ; rendre compte au major général et faire inculper Roche.

— Croyez-vous vraiment que celui qui a voulu se servir d’Adam contre moi ne va pas faire d’autres tentatives ? Il ne s’agit pas d’une coïncidence.

Et il ajouta en voyant l’expression de Herrick :

— Vous vous rappelez quelque chose ?

Herrick passa sa langue sur ses lèvres.

— Votre neveu a fait une remarque étrange, amiral. Le lieutenant de vaisseau Roche lui a dit qu’il le cherchait. « J’allais vous rencontrer » ou quelque chose de ce genre.

— Voilà la preuve.

Il songea soudain à son visage. Mais à quel visage : celui de Cheney ou bien celui de la jeune femme qu’il avait laissée à Londres, dans cette sombre demeure ?

— Il est sérieux, fit Browne.

— A présent, conclut Bolitho en souriant, vous pouvez envoyer chercher le chirurgien. J’aurai besoin de vêtements propres, d’un pantalon et de souliers.

— Et d’une chemise… compléta Browne – il hésita… En cas de malheur, amiral.

Il quitta la chambre et Herrick décida :

— J’y vais avec vous.

— Le major Clinton est sans doute plus habitué à ce genre d’affaire. Nous sommes trop proches, Thomas – il pensait à Allday. Ce sera mieux ainsi.

Browne revint, à bout de souffle :

— Le chirurgien arrive, amiral.

— Parfait. Prévoyez un canot, et une voiture si l’endroit est à quelque distance.

Il ferma les yeux, la douleur revenait. Sans Herrick, il serait toujours à Londres. Au moindre retard supplémentaire, il aurait manqué l’heure du duel.

Si Damerum était derrière tout cela, il devait à cette heure attendre de pouvoir savourer la victoire de Roche. Il dit d’une voix calme à Herrick :

— Il y a une lettre dans mon coffre, Thomas – les yeux de Herrick s’agrandirent. Je suis un lâche, j’aurais dû parler à Adam de la mort de son père. Tout est dans cette lettre. Remettez-la-lui si je tombe aujourd’hui.

— Mais, amiral, explosa Herrick, vous ne pouviez rien lui dire ! En le faisant, vous auriez avoué que vous aviez recueilli un traître.

Votre frère se serait fait prendre, Pascœ aurait assisté à sa pendaison.

— C’est bien ce que je me suis dit, Thomas. Sans doute était-ce encore un mensonge. Peut-être aussi ai-je redouté qu’Adam en vienne à me haïr s’il savait. Je pense qu’il y avait un peu de tout cela.

Le chirurgien arriva et fit une tête de cent pieds en voyant Bolitho :

— Sauf votre respect, amiral, vous souhaitez vraiment mourir ?

— Tenez votre langue et faites ce que l’on vous demande, le coupa Herrick. Vous pourriez aussi bien essayer, ajouta-t-il en se dirigeant vers la portière, d’arrêter un taureau furieux.

Mais il n’y mit pas le moindre ton de plaisanterie et, longtemps après son départ, les mots semblaient encore flotter dans l’atmosphère.

 

Le major Clinton lui dit :

— Je pense que le mieux serait de nous arrêter ici, amiral – il essaya de voir ce qui se passait dehors à travers une minuscule fenêtre. Il n’est pas prudent de donner trop de publicité à ce genre d’affaire.

Bolitho descendit de leur petite voiture et examina le ciel. Il était près de huit heures, mais la lumière était encore faible.

Clinton glissa sous son manteau la boîte qui contenait les pistolets et ajouta :

— Je vais aller voir le second de notre ami, amiral. Je n’en ai pas pour longtemps… – puis, avec une hésitation : … si vous êtes vraiment décidé.

— Oui. Et souvenez-vous, n’échangez avec le second de Roche que le strict nécessaire.

Clinton hocha la tête.

— Je n’oublierai pas, amiral, je me limite à ce que vous m’avez dit. Encore que…

Mais il laissa sa phrase inachevée.

Bolitho posa sa coiffure sur le siège de la voiture et serra son manteau contre lui. De petits riens émergeaient çà et là ; quelques hirondelles matinales cherchaient leur nourriture. Le cocher, tout emmitouflé, était descendu de son siège et restait là, à la tête de ses chevaux. Sans doute pour les calmer lorsque claquerait le premier coup de pistolet. Ses mains étaient moites.

Qu’est-ce que cela doit être pour un condamné ! songea-t-il. On essaie de se raccrocher à de petites choses ordinaires, comme si cela pouvait arrêter le cours du temps.

Clinton revint, le visage sombre.

— Ils attendent, amiral.

Dans l’herbe mouillée Bolitho le suivit en direction d’une petite clairière. Clinton lui avait expliqué qu’une fondrière se trouvait un peu plus loin.

— Les pistolets ont été vérifiés et acceptés, amiral, lui dit Clinton.

— Et qu’a-t-il dit pour que vous ayez l’air si préoccupé, major ?

— Il est d’une impudence insensée ! Lorsque je lui ai indiqué que Mr. Pascœ avait dû prendre la mer et qu’il était remplacé par un autre officier de la famille Bolitho, il a éclaté de rire ! Cela ne lui épargnera ni l’honneur ni la vie, voilà ce qu’il a dit !

Bolitho aperçut deux voitures discrètement stationnées derrière un bouquet d’arbres : l’une pour son adversaire, l’autre, probablement, pour quelque médecin de confiance.

Il regarda Roche et son témoin qui s’avançaient d’un pas décidé. Roche était un homme d’allure massive qui se pavanait, plein de suffisance et de vanité.

Lorsqu’ils furent face à face, le témoin de Roche déclara sèchement :

— Vous compterez tous deux quinze pas, puis vous vous retournerez et ferez feu. Si aucun des adversaires ne tombe, vous avancerez de cinq pas et ferez feu à nouveau.

Roche souriait de toutes ses dents :

— Allons-y, il me faut quelque chose à boire.

Bolitho examina les deux mallettes grandes ouvertes. Il se sentait l’esprit vide, hormis une seule pensée qui l’obsédait : avec deux pistolets, il serait plus facile à un tireur entraîné de tuer son adversaire.

— Prenez mon manteau, dit-il au major.

Il ôta son manteau, en essayant de ne pas regarder Roche. Son uniforme se détachait sur cette lumière triste, parmi ces arbres nus et mouillés : les épaulettes brillantes, le galon doré ornant la manche, les boutons, dont un exemplaire sur un autre manteau avait manqué de lui faire perdre une jambe.

Il finit par se retourner et par regarder Roche. La métamorphose était totale : ce n’était plus cet air de dédain amusé à la pensée d’un nouveau meurtre. Il fixait Bolitho, l’air hébété, comme si sa cravate allait l’étrangler.

— Eh bien, monsieur Roche ?

— Mais, mais… je ne peux pas me battre avec…

— Avec un contre-amiral ? Le grade décide-t-il de qui doit vivre ou mourir, monsieur Roche ?

Il fit un signe à Clinton, heureux de constater que lui du moins se contrôlait parfaitement.

— Allons-y.

Il entendit Roche qui murmurait :

— Dites-le-lui, John, je ne peux pas.

Bolitho sortit les deux grands pistolets de leur mallette et releva les chiens. Son cœur battait si fort dans sa poitrine que Roche et les autres l’entendaient sûrement.

— Mais moi, fit-il, je ne me retirerai pas.

Il tourna les talons et attendit, pistolets levés vers les nuages.

Si Roche se décidait, il serait mort dans trois minutes.

Le témoin se gratta la gorge. Il n’y avait plus aucun bruit, même les hirondelles s’étaient tues.

— Quinze pas. Commencez !

Bolitho riva les yeux sur un orme et se dirigea calmement vers lui, comptant chaque pas au rythme de ses battements de cœur.

Adam aurait dû faire la même chose. Si, par chance, Roche n’avait pas réussi à le tuer de sa première balle, la seconde l’aurait à coup sûr abattu. Ces quelques pas de plus, alors que l’on venait de se faire manquer par un duelliste professionnel, ou que l’on était blessé, avaient de quoi ruiner ce qui pouvait vous rester de confiance en vous.

— Treize… Quatorze… Quinze !

Les souliers de Bolitho crissaient dans l’herbe. Il se retourna, tendit le bras droit. La chemise de Roche se détachait dans sa ligne de mire, au bout du canon luisant ; il comprit soudain que son adversaire avait gardé les bras le long du corps, pistolets pointés vers le sol.

— Je ne peux pas vous tirer dessus, amiral ! cria Roche d’une voix rauque. Je vous en prie !

Son second se tourna vers lui. Il était plus habitué à entendre ses victimes supplier Roche avant qu’il les abatte.

Bolitho avait toujours le bras tendu, mais le pistolet pesait aussi lourd qu’un canon.

— Si vous me tuez, monsieur Roche, croyez-vous que celui qui vous a payé pour abattre mon neveu, quel qu’il soit, vous soutiendra ? Au mieux, vous serez condamné à la déportation perpétuelle. Mais j’ai idée que beaucoup de gens seraient prêts à payer pour vous voir vous balancer au bout d’une corde, comme un vulgaire félon que vous êtes !

Le pistolet se faisait de plus en plus lourd, Bolitho ne savait même pas comment il arrivait à le garder immobile.

— Mais d’un autre côté, continua-t-il, lorsque je vous aurai tué, tout s’arrêtera là car celui qui vous protège aura du mal à avouer qu’il a sa part dans toute cette affaire !

Le témoin cria d’une voix mal assurée :

— Je dois insister, messieurs ! – et, brandissant un mouchoir au-dessus de sa tête : Lorsque je jetterai ce mouchoir, vous devrez ouvrir le feu !

— Je suis prêt, répondit Bolitho en faisant un signe de tête.

La silhouette de Roche se rétrécit lorsqu’il pivota pour présenter son flanc droit à Bolitho, pistolet pointé droit sur lui.

Le mouchoir tomba, Roche se jeta à genoux, ses pistolets chutèrent dans l’herbe.

— Je vous en prie ! De grâce, ayez pitié !

Bolitho avança lentement vers lui. Chaque pas était un martyre, sa blessure tirait sous l’épais pansement. Mais la douleur l’aiguillonnait davantage qu’elle ne le gênait. Il ne quitta pas des yeux l’officier qui, toujours à genoux, pleurnichait, jusqu’au moment où il n’en fut plus qu’à un yard.

Roche s’arrêta de gémir et de supplier. Il fixait la gueule du pistolet, incapable même de fermer les yeux.

Bolitho lui dit d’une voix glaciale :

— J’ai vu des gens bien meilleurs que vous mourir pour une raison bien moins importante. Mon neveu, que vous avez voulu tourner en dérision et humilier sans raison, a fait des choses que les gens de votre espèce ne se donnent même pas la peine de lire. Vous me dégoûtez, je ne vois aucune raison de vous laisser vivre un instant de plus !

Son doigt pressa lentement la détente, puis il entendit Clinton qui lui disait doucement :

— Si vous le voulez bien, amiral, je vais replacer les armes dans leurs mallettes.

Il prit le pistolet de la main de Bolitho et ajouta :

— Tout Portsmouth saura cet après-midi de quel courage Mr. Roche vient de faire preuve – il désigna du menton Roche, toujours aussi terrorisé – et se délectera de la nouvelle. Que le diable vous emporte !

Bolitho fit un signe à son témoin et reprit le chemin de sa voiture.

Clinton partit avec lui, soufflant de la vapeur dans l’air glacé.

— Quelle vermine, amiral ! J’étais écœuré !

En baissant les yeux, Bolitho aperçut une grande tache de sang sur son pantalon, comme de la peinture fraîche.

— Oui, major. De la vermine. Mais ce qui est terrible, c’est que j’étais prêt à le tuer. Si vous n’aviez pas été là ? – il hocha la tête. Je ne saurai jamais.

Clinton se mit à sourire de soulagement :

— Lui non plus, amiral !

 

Cap sur la Baltique
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